La Grande Interview : Audrey Cordon-Ragot

Crédit photo Freddy Guérin - DirectVelo

Crédit photo Freddy Guérin - DirectVelo

Elle est l’une des figures emblématiques du cyclisme féminin français de la dernière décennie. Combattante, généreuse, à la fois sensible et grande gueule, Audrey Cordon-Ragot laisse rarement indifférent. Depuis des années, la Morbihannaise se démène autant sur sa machine de course que dans les coulisses, pour améliorer les conditions de vie des cyclistes féminines. Consciente du chemin parcouru depuis le début de sa carrière, mais également persuadée qu’il reste encore beaucoup de travail à accomplir, la quadruple Championne de France du contre-la-montre en titre veut rêver plus grand. Collectivement, d’abord. “Beaucoup de choses se mettent en place, y compris des mesures dures, mais malheureusement, on doit passer par là. Il faut se battre, ça va payer”. Ses ambitions personnelles restent également élevées. Audrey Cordon-Ragot rêve en effet plus que jamais de décrocher une victoire dans une grande Classique. Avant, sans doute, de rester dans le milieu une fois sa carrière achevée. Histoire de continuer le combat, encore et toujours. Histoire surtout de poursuivre l’aventure dans ce sport qu’elle aime tant. 

DirectVelo : Tu attendais avec impatience, ces derniers mois, de débuter une nouvelle expérience dans une autre formation. C’est chose faite avec ton arrivée chez Trek-Segafredo !
Audrey Cordon-Ragot : Ma motivation est au top. Tout ce qui est nouveau est forcément excitant et motivant. Je me sens très bien entourée et managée dans cette équipe. Contrairement à ce que j’ai pu connaître la saison dernière, je peux me concentrer totalement sur moi, sur ma performance, mon entraînement… C’est nouveau pour moi et c’est top.

« QUAND JE DISCUTE “VÉLO”, JE SAIS DE QUOI JE PARLE »

Avec ce changement d’équipe, ton rôle va-t-il évoluer ?
J’ai l’étiquette de capitaine de route et ça me tient à coeur. Lorsque je ne serai pas là, Trixi Worrack et Ellen Van Dijk tiendront ce rôle. J’ai la chance d’être au côté de compétitrices aux grands palmarès et c’est une fierté. Mais je suis aussi là pour retrouver l’envie de gagner, et ce qui faisait ma force auparavant, cette grinta qui était en moi par le passé et que j’ai sans doute mise de côté.

Pourquoi as-tu perdu cette grinta ?
Sans doute par manque de motivation et par fatigue mentale. J’ai dû gérer des choses que je n’avais pas à gérer au sein de ma précédente équipe. Maintenant, je sais que l’on me fait confiance pour  retrouver cet état d’esprit.

Comment penses-tu être perçue aujourd’hui, au sein du peloton international ?
Je sens un respect mutuel, et de la confiance. Il n’y a pas beaucoup de Françaises qui ont fait une longue carrière à l’étranger, jusqu’à présent, hormis Christelle Ferrier-Bruneau et Pauline (Ferrand-Prévot). On n’est pas beaucoup à avoir eu la chance d’évoluer longtemps avec certaines des plus grandes du cyclisme international féminin. Après toutes ces années au sein du peloton, je connais quand même beaucoup de monde, de cultures… Et j’ai  toujours su me fondre dans la masse.

Tu auras 30 ans en fin d’année. Te considères-tu comme une “ancienne” du peloton ?
C’est vrai que je suis devenue l’une des plus anciennes, mais il y a des filles encore plus âgées que moi. Je ne me sens pas vieille sur le plan sportif. Je continue d’apprendre tous les ans et j’ai le sentiment de continuer à progresser, même si je me doute que ça finira par s’arrêter un jour. A 30 ans, on est dans la force de l’âge. On voit des trentenaires comme Marianne Vos performer encore de longues années, alors j’ai peut-être toujours une bonne marge de progression qui m’attend. Si je peux être considérée comme “vieille”, c’est plutôt au niveau de l’expérience. Je m’amusais à calculer, récemment, le nombre de Championnats du Monde que j’ai eu l’occasion de disputer et en comptant ceux en Juniors, j’en suis déjà à dix. J’ai aussi deux participations aux Jeux (Londres et Rio, NDLR). Quand je discute “vélo”, je sais de quoi je parle…

« ON EST CLAIREMENT EN PLEINE CROISSANCE »

En 2008, tu avais rejoint la formation Vienne Futuroscope alors que tu avais à peine 18 ans. Imaginais-tu faire une telle carrière à ce moment-là ?
Je ne me projetais pas du tout. Je suis fière de mon parcours, bien sûr, mais à l’époque, je vivais vraiment au jour le jour et avec les filles, on était surtout dans la déconne, plus que dans le côté professionnel du cyclisme. La structure était sympa, on voyageait… Quand tu sors des Juniors, ce n’est que du plaisir. Il faut dire qu’à ce moment-là, ce n’était pas du tout la même chose : aucune fille n’était payée pour faire du vélo. Finalement, j’ai évolué avec l’âge, en voyant que les résultats ne tombaient pas du ciel mais qu’il fallait travailler un peu plus. J’ai pris conscience des choses et c’est ce qui m’a fait voir plus loin.

Lorsque tu es arrivée chez les Élites, justement, tu comptais parmi tes coéquipières une certaine Karine Gautard, qui nous expliquait récemment qu’elle n’imaginait pas une telle évolution de son sport durant la dernière décennie. Elle expliquait surtout, avec le sourire, avoir le sentiment de ne pas être née à la bonne époque (lire ici). De ton côté, qu’en penses-tu ?
Je suis arrivée entre les deux époques, en quelque sorte. Les deux époques que sont celle d’un cyclisme féminin encore très amateur, et l’époque que nous connaissons actuellement. J’ai connu l’avant et l’après. Je suis moi-même peut-être née un petit peu trop tôt et en même temps, j’ai connu toute cette évolution et c’est une très bonne chose.

C’est donc une chance ?
Je suis persuadée que ce que l’on connaît actuellement n’a rien à voir avec ce que l’on connaîtra dans dix nouvelles années. J’ai hâte de voir ce que ça va devenir, mais on est clairement en pleine croissance. On a toujours du retard, mais on va vers la bonne direction.

Certaines anciennes cyclistes des années 2000 nous expliquent qu’à l’époque, le développement du cyclisme féminin n’était pas du tout un sujet de discussion. Quand est-ce que ça l’est véritablement devenu ?
Pour moi, ça a commencé avec la création de la Course by le Tour, en 2014. A ce moment-là, Marianne Vos a mis un coup de pied dans la fourmilière et elle a commencé à soulever les problèmes du cyclisme féminin. Les filles ont commencé à revendiquer des choses, à dire qu’il fallait arrêter de nous prendre pour des amateurs, et c’est parti de là...

« LAMENTABLE ET AHURISSANT »

Cette évolution positive, que tout le monde constate, te semble-t-elle définitive, ou vois-tu encore quelques fragilités au développement de ton sport ?
Je pense vraiment que ça va continuer de s’améliorer. David Lappartient est vraiment pour le cyclisme féminin. Tout est fait pour voir des équipes solides, qui vont durer dans le temps, comme ça se fait chez les hommes. Il va quand même falloir surveiller comment les équipes vont digérer le système des salaires minimum, en 2020. Ca pourrait laisser pas mal de filles sur le carreau, avec les réductions d’effectifs. Mais globalement, beaucoup de choses se mettent en place, y compris des mesures dures, mais malheureusement, on doit passer par là. Il faut se battre, ça va payer.

Quelles te semblent être les priorités des mois à venir pour favoriser encore et toujours ce développement ?
Ce qui me réjouirait, ce serait d’avoir un statut professionnel reconnu en France. Ce n’est toujours pas le cas et c’est assez lamentable et ahurissant. On est des professionnelles, mais on continue de signer des licences amateurs, en première catégorie. C’est fou. Pour moi, c’est la première des priorités. Il nous faut un statut reconnu au sein de l’Etat et de la société. Quand on me demande quel est mon métier, il faut quand même savoir que je ne peux pas dire que je suis cycliste professionnelle, car ce n’est pas vrai... Pour le reste, on attend toutes un Tour de France ou un Paris-Roubaix féminin.



Suis-tu l’évolution des féminines dans d’autres disciplines sportives ?
Je suis un peu tous les sports. Ces derniers temps, je suis les sports d’hiver, mais aussi le foot. Par contre, j’ai plus de mal à suivre d’autres sports comme le tennis. Sans citer personne, quand je vois le comportement de certaines joueuses françaises, pff…

Vis-à-vis de la Fédération ?
Exactement, ou simplement sur les réseaux sociaux… Ça m’agace ! Certaines filles semblent trop gâtées et j’ai l’impression qu’elles ne se rendent pas compte de la chance qu’elles ont de faire du tennis. Bon, c’est de ma faute, j’aurais peut-être dû faire du tennis… Elles se doivent d’être humbles, et d’avoir un bon comportement envers leur sport et leurs fans. Je suis heureuse de voir que dans le cyclisme, on a la chance d’avoir des filles avec la tête bien faite, et sans être méchante, ce n’est visiblement pas donné à tout le monde.

« PERSONNE NE ME CONNAÎT »

Tu fais référence au tennis : ne s’agit-il pas là d’un des sports à prendre en exemple en terme de tentatives d’égalité entre les hommes et les femmes ?
Complètement ! D’ailleurs, j’aime beaucoup Serena Williams. J’apprécie vraiment la personne qu’elle est, ce qu’elle défend, les valeurs qu’elle véhicule. C’est une personne qui a un peu le même caractère que moi et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Quand on voit que c’est la sportive qui gagne le plus, on se dit que forcément, le tennis est en avance sur d’autres sports… On sait que le tennis fait un gros travail là-dessus, notamment au niveau des prix en tournois. C’est un bon exemple, mais ça se fait aussi en natation ou dans d’autres sports…

Pour rester sur le parallèle avec le tennis, on constate, notamment lors des plus grands tournois du calendrier international, que l’intérêt pour les matches féminins semble souvent bien moindre que pour les matches masculins. Le comprends-tu ?
C’est un fait et ça ne me choque pas. C’est de toute façon le cas dans tous les sports. On voit clairement que le sport féminin intéresse moins que le sport masculin mais encore une fois, ça change, quand même. On a vu le bel engouement pour le Championnat d’Europe de handball, avec une équipe de France qui a été très suivie. L’attrait du public va d’abord au sport, et non pas spécifiquement au genre masculin ou féminin. Pour ce qui est de notre cas, les cyclistes, on passe malheureusement rarement à la télé, alors les gens ne nous connaissent pas. Qui ne connaît pas les nageuses Charlotte Bonnet aujourd’hui ou Laure Manaudou hier ? Par contre, si tu demandes aux gens s’ils connaissent Audrey Cordon-Ragot, la première française au classement UCI…. Personne ne me connaît.

Et dans la presse : penses-tu que le cyclisme féminin est suffisamment mis en valeur ? D’un point de vue purement personnel, te considères-tu sollicitée à la hauteur de ton statut dans ce sport ?
C’est une bonne question car à la réflexion, je réalise que non, pas du tout… Pourtant, en Bretagne, on est sur une terre de vélo il y a beaucoup de cyclistes féminines. Je repense par exemple à un match de foot à Lorient, où les plus grands sportifs bretons étaient invités à aller donner le coup d’envoi. J’ai reçu un message de Warren Barguil qui me demandait si je venais… Mais je n’étais pas invitée. Warren était choqué car il disait que je faisais partie des personnalités du sport breton... Mais moi, je ne suis plus surprise. Les plus grands médias sportifs français ne donnent pas les résultats de nos courses. C’est ahurissant et ça me fait mal au coeur.

Peut-être que le cyclisme féminin n’intéresse simplement pas le grand public amateur de sports ?
J’entends la réflexion, et je la comprends. Mais les chiffres sont très bons lorsque les courses sont retransmises. L’an passé, le Tour des Flandres féminin a fait 90% du chiffre de l’audience de la version masculine. C’est énorme ! Pour moi, le problème, c’est plutôt que les chaînes ont peur de se lancer dans l’inconnu avec le vélo féminin. Sauf que tant qu’on n’aura pas franchi le cap, on ne pourra pas savoir ce que ça donne. Je suis persuadée que ça marcherait. On l’a déjà vu avec le foot féminin. Personne n’en voulait au début et maintenant, ça fait un tabac…

« A L’IMAGE DE LA FEMME DANS LE MONDE ET DANS LA SOCIÉTÉ »

Penses-tu avoir un rôle à jouer dans cette situation ?
Bien sûr, nous avons toutes un rôle à jouer. C’est bien pour ça que je me bats au quotidien pour donner une bonne image de notre sport, pour montrer que c’est intéressant et dynamique, pour crier haut et fort qu’il y a de l’animation sur nos courses.

Certaines athlètes, de même que les médias, semblent depuis quelques années jouer de plus en plus sur l’image des cyclistes, sur leur plastique, pour attirer l’oeil du grand public. Y vois-tu un problème ou une solution ?
C’est pareil dans tous les sports et ce n’est pas aberrant. Si t’es bien foutue, on n’en a rien à faire que tu marches ou pas, en fait… Ce qui compte, pour les sponsors, c’est de trouver des filles plutôt agréables à regarder, qui font des petites photos sympa, et qui s’expriment bien… En gros, ils veulent des filles qui sont suivies sur les réseaux sociaux, et c’est d’abord le cas des filles qui jouent de leur physique. Si ces filles-là peuvent permettre de donner plus d’intérêt au cyclisme féminin en général, tant mieux. Par contre, je veux bien que l’on joue sur l’image de la femme, mais il y a une limite à tout.

C’est-à-dire ?
Les photos à moitié à poil, je ne suis pas pour… Il y a quelques années, des calendriers étaient sortis et ce n’était pas mon délire. Des filles ont décidé de jouer le jeu et si elles sont contentes de l’avoir fait, tant mieux pour elles, vraiment. Après, je ne suis pas certaine qu’il faille aller jusque-là mais en même temps, c’est aussi un peu à l’image de la femme dans le Monde et dans la société toute entière.

Penses-tu être devenue une ambassadrice du cyclisme féminin français ?
Plutôt qu’une ambassadrice, je dirais éventuellement une porte-parole. Les ambassadrices, ce sont des filles comme Pauline (Ferrand-Prévot) ou Julie Bresset, qui ont un palmarès énorme. Par contre, c’est vrai que je me permets de parler et de dire les choses comme je les ressens, souvent au nom de beaucoup de filles. Il faut s’exprimer, et c’est aussi la raison pour laquelle on veut monter un syndicat, pour défendre nos intérêts.

« JE NE PEUX PAS ÊTRE FAUX-CUL »

On dit parfois de toi que tu es même “une grande gueule”...
Le trait de mon caractère qui ressort le plus, c’est mon rejet de l’injustice. Je hais l’injustice du plus profond de mon coeur et je ne transigerai jamais là-dessus, même si je devais y trouver un intérêt personnel. Je ne peux pas être faux-cul, ce n’est pas possible. Alors je me bats au quotidien.

Y’a-t-il une course en particulier que tu rêves de gagner d’ici la fin de ta carrière ?
Le Tour des Flandres (elle marque un long silence après une réponse franche et sèche, NDLR).

Et tu t’en sens capable ?
Je peux le faire. A partir du moment où j’y crois… Je suis dans une équipe où je me sens capable de le faire, en étant bien entourée. Il faudra que j’arrive à saisir ma chance, le jour où celle-ci se présentera. De toute façon, il faut rêver pour continuer d’avancer.

On a longtemps échangé sur l’évolution du cyclisme féminin en une décennie, disons entre 2008 et 2018. Alors, où en sera-t-on en 2028 ?
En 2028, toutes les grandes équipes masculines auront également leur formation féminine, avec un salaire minimum qui sera respectable. Les filles vivront convenablement de leur sport. Quant à moi, je serai à la tête de mon équipe féminine en France, et on fera de très belles choses.
 
 

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