La Grande Interview : Kévin Lebreton

Crédit photo Zoé Soullard / DirectVelo

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Comment rebondir après une telle désillusion ? Comment ne pas considérer que le destin est ainsi fait et qu’une page de votre vie se tourne de façon définitive ? Comment se motiver à repartir au combat, dans un contexte moins attractif ? Depuis 2014, Kévin Lebreton avait tout connu ou presque sous le maillot de la formation de l’Armée de Terre, du passage de l’équipe en Continental à son arrêt brutal durant l’automne. Mais comme les autres militaires, le Morbihannais de naissance - désormais installé en région nantaise - a dû finir par se rendre à l’évidence et trouver un nouveau foyer pour 2018, chez les amateurs. A 24 ans, il s’est ainsi réfugié du côté de son ancien club de l’UC Cholet 49. Aujourd’hui Caporal, Kévin Lebreton promet de garder l’envie de faire une grosse saison chez les Elites. Tout en songeant sérieusement à son avenir, à moyen et long terme. Peut-être loin du vélo, voire même de l’Armée.

DirectVelo : Tout s’est arrêté du jour au lendemain, alors que tu t’apprêtais à disputer ta quatrième saison chez les pros avec l’équipe de l’Armée de Terre…
Kévin Lebreton : J’ai la chance d’avoir un très bon entourage, que ce soit dans le sportif, la famille ou les amis. Les gens ont compris ma situation et tout le monde m’a aidé à retrouver une équipe. Avec l’UC Cholet 49, ça s’est fait naturellement (il y avait déjà couru avant de rejoindre l’Armée en 2014, NDLR). Le fait que l’équipe arrête, ça fait de la peine car ça laisse de bons souvenirs derrière nous, et des amis. On avait bien marché et j’aurais été curieux de voir ce que l’on aurait encore pu faire cette année. Maintenant, j’ai plus ou moins fait mon deuil.

« ON N’A PAS VRAIMENT EU LE TEMPS DE S'INQUIÉTER »

Au sein du groupe, aviez-vous conscience de ce risque éventuel, non pas du côté purement sportif, mais politiquement parlant ?
L’encadrement ne faisait jamais paraître de fragilité mais de mon côté, pour avoir connu l’équipe en amateur, je savais bien que tout était bâti sur des accords politiques et que ça pouvait s’arrêter à tout moment.

Tu avais donc envisagé cette situation ?
Avec le changement de gouvernement cette année, on se doutait que ce serait tout bon ou tout mauvais. Dès la prise de pouvoir, on a senti que ce n’était pas génial pour nous. Mais on a fini la saison comme si de rien n’était. On savait très bien que le Gouvernement jouait un vrai rôle : si le chef du régiment n’était pas pour la présence de l’équipe, ça devenait compliqué. Malgré tout, la décision a été brutale. Tout le monde s’entraînait de son côté, on n’avait pas forcément de contact avec les directeurs sportifs. Puis tout a été très vite. On n’a pas vraiment eu le temps de s’inquiéter… Et c’était déjà pratiquement terminé. Surtout, le principal problème a été le délai. Le gouvernement rentrait de vacances : ils ont étudié le dossier à la rentrée et ont pris leur décision. Mais c’était décalé par rapport au calendrier cycliste. Pour le reste, je comprends qu’ils aient besoin de réduire le budget sachant que l’enveloppe de la défense a été elle-même réduite. De l’extérieur, objectivement, ça se défend. Après, quand tu es dans le monde du vélo, forcément, ça surprend et ça fait mal…

Vous avez tous été convoqués à Paris pour l’annonce officielle de l’arrêt de l’équipe : comment s’était passée cette journée ?
Nous avons échangé, on nous a tout expliqué. Mais il y avait beaucoup d’incompréhension. Tout le monde était choqué, on ne savait pas trop quoi faire. Pour l’anecdote, il faut savoir qu’en début d’année, nous avions élu un délégué des coureurs, qui était Thomas Rostollan. Heureusement, on n’en a pas eu besoin sur l’ensemble de la saison mais du coup, c’est surtout lui qui a pris la parole à Paris. Il a joué son rôle, à bras le corps (lire son interview après l’annonce de l’arrêt de l’équipe). Il n’a pas peur de parler et il s’est exprimé pour nous tous. Il a demandé des explications et a essayé de faire réaliser la difficulté dans laquelle chaque coureur allait se retrouver. Mais on a vite compris que rien n’était possible, en tout cas sportivement.

« C'ÉTAIT QUAND MÊME MYTHIQUE »

C’est également à ce moment-là qu’ils vous ont rassuré sur l’aspect financier ?
Exactement. Et ils nous ont expliqué qu’une fois la dissolution de l’équipe actée, ils allaient enclencher le système de reconversion. Pour faire simple : l’idée est que pour ceux qui souhaitent rester à l’armée, on nous cherche le régiment qui pourrait être le plus adapté à nos compétences, là où on serait le plus heureux, et dans la zone géographique la plus proche possible de chez nous. Ensuite, on est donc remonté à Paris pour des entretiens individuels. C’était une situation inédite pour eux également. Il a fallu chercher, se renseigner sur toutes les possibilités… C’était particulier. 

L’équipe avait beaucoup évolué au fil des saisons…
C’est surtout que les coureurs qui arrivaient dans l’équipe n’avaient plus, pour beaucoup, cet état d’esprit militaire. On prenait l’équipe de l’Armée comme une formation plus ou moins lambda. Il y a toujours eu l’aspect militaire, mais il était moins fort dans le sens où, quand je suis arrivé en 2014, c’était un sportif pour deux militaires. A la fin, on était plutôt sur deux sportifs pour un “vrai” militaire. Au début, c’était rasé, “coiffé”… On dormait en caserne... Je me souviens que fin 2014, j’ai gagné sur le Trophée Loire-Atlantique et après le podium, je suis monté dans la voiture et j’ai été envoyé au régiment. Je commençais mes classes le lendemain !


C’était une vraie contrainte ?

Cela ne me plaisait pas forcément plus que ça, mais c’était quand même mythique. Tout le monde l’avait fait et il n’y avait pas de raison que je ne le fasse pas moi-même.

« ON EST DEVENU UNE ÉQUIPE PRESQUE COMME LES AUTRES »

Comment le groupe et le staff s’étaient-ils adaptés à l’évolution du profil des coureurs ?
Des choses avaient été mises en place. Avec les nouveaux arrivants, il y avait des discussions. Le staff était à l’écoute et n’était pas fermé : pour le matériel, le calendrier, les soins etc. Chacun a essayé d’évoluer et c’était perceptible. Je me souviens que pendant un stage, on a vu que le matériel n’allait pas. Ils ont rajouté des quantités énormes pour que tout le monde se sente bien. Des sacrifices financiers étaient fait même si le budget n’était pas phénoménal. Ils ont fait au mieux : on est devenu une vraie équipe cycliste professionnelle, presque comme les autres. 

Et l’aspect militaire a peu à peu disparu ?
Disparu, quand même pas… Mais il s’est avéré qu’il n’était plus possible de doubler toutes les contraintes des formations militaires avec une carrière de sportif de haut-niveau. L’équipe a dû se professionnaliser. On l’a ressenti, c’était flagrant. Début 2015, j’avais tellement été pris par l’Armée durant l’hiver que je suis arrivé sur ma première course avec 800 kilomètres dans les jambes (sourires). Bon, forcément, niveau forme… Ils m’ont dit : “Tu ne vas pas aller faire le Grand Prix La Marseillaise comme ça !”. C’était la même chose pour Bruno (Armirail), même si lui a en plus eu son accident. Dans tous les cas, ça sautait aux yeux du staff que nous n’étions pas opérationnels. Et c’était clairement à cause des formations qui étaient trop lourdes... 

Donc ?
Donc on a fait des formations plus appropriées pour les sportifs par la suite. Ils ont ressenti qu’il fallait changer quelque chose. Ca passait plus facilement, c’était mieux placé dans la saison, notamment sur la fin du calendrier, vers Paris-Tours. Cela dit, en fin d’année, les coureurs étaient fatigués et pouvaient être assez irrités.

« L’INDUSTRIEL, UN SECTEUR QUI M'INTÉRESSE »

Et ça pouvait créer des tensions ?
Le fait de devoir s’y coller obligatoirement passait de moins en moins bien auprès de certains coureurs. Du coup, ils n’ont plus fait des formations aussi intenses, comme un militaire lambda. Tout a été revu à la baisse et adapté sur chaque saison.

Aujourd’hui, quel est ton statut militaire ?
A partir du moment où l’on signe, on devient tous soldats. Puis on fait notre formation et là, notre chef, en l'occurrence David Lima Da Costa, décidait de nous grader ou pas. Une fois la première formation faite, on pouvait passer première classe, puis Caporal après la deuxième, et ainsi de suite. Et suivant l’ancienneté, tu pouvais même passer Caporal chef. Je suis moi-même Caporal aujourd’hui. Si je désire continuer dans l’armée, je peux le faire. On ne va pas me mettre à la porte. Et petite précision d’importance : je continue donc, comme beaucoup l’ont rappelé avant moi, de toucher mon salaire comme si l’équipe avait poursuivi son histoire en 2018.


Envisages-tu de travailler dans l’Armée ces prochaines années ?
Je suis en train d’y réfléchir. Pour l’instant, on analyse mon profil pour voir ce qui pourrait le mieux me correspondre. Je me donne encore deux-trois mois pour totalement absorber le choc et bien penser à toutes les possibilités. Pourquoi pas travailler dans l’industriel par exemple, comme mon beau-frère notamment : c’est un secteur qui m’intéresse. Ce sera une décision importante, ce n’est pas rien : on parle de ce que je vais faire durant les dix, quinze ou vingt prochaines années… Je veux m’assurer de ne pas rentrer dans un secteur fermé.

« UNE ÉQUIPE QUI N’A JAMAIS LAISSÉ INDIFFÉRENT »

Et le cyclisme professionnel alors : à 24 ans, c’est terminé ou tu y espères y retourner ?
C’est la première question que je me suis posée après l’arrêt de l’Armée, et c’est aussi la première question que l’on m’a posé à l’entretien. Je suis redescendu chez les amateurs et je ne l’ai pas voulu, c’est un fait. Je suis toujours aussi motivé. Je me suis entraîné comme si j’étais toujours pro. J’ai envie de faire des résultats. Si je dois repasser tant mieux, mais sinon, ce ne serait pas grave. Dans un premier temps, le plus important sera d’être heureux. Si je gagne dix courses dans l’année et que je ne repasse pas pro, j’aurais sûrement connu beaucoup de bonheur malgré tout. Et ce serait l’essentiel.

Revenons à cet arrêt de la formation de l’Armée de Terre : durant plusieurs semaines, de nombreux acteurs ou suiveurs du cyclisme se sont indignés et ont témoigné leur soutien et leur amour pour cette équipe. Certains ne s’en souviennent peut-être pas mais pour ses premières années dans le peloton, l’équipe était mal vue, voire jalousée, par bon nombre de personnes…
Dès 2012 par exemple, alors que je courais à Cholet, j’ai senti l’engouement qu’il y avait autour de ce collectif de l’Armée. Que ce soit positif ou négatif, c’est une équipe qui n’a jamais laissé indifférent. Il y avait des gens pour dire : “Donnez-moi un bidon, de toute façon ce sont nos impôts !” ou ce genre de remarques. Il est même arrivé d’entendre : “Vous feriez mieux d’arrêter. Mon fils, lui, est vraiment soldat et il est sur le terrain. Et il a besoin de moyens…”. Dans ces cas là, on ne pouvait rien dire car c’était compréhensible. Nous, on était tranquillement, là, sur des courses de vélo, en tant que militaires. Mais je me souviens qu’il y avait aussi des gens qui appréciaient déjà l’équipe, le fait que l’on représente les valeurs de l’Armée et de la France.

Cette saison, tu vas retrouver la plupart de tes anciens coéquipiers dans le peloton amateur et cette fois-ci, ils seront tes adversaires !
Ce sera intéressant et marrant car on connaît les qualités et les défauts de chacun. Ca va rendre les courses différentes : je ne sais pas si ça va les brider ou à l’inverse, les débrider. Dans tous les cas, ça va être attractif et c’est bon pour les organisateurs. Cela dit, il faudra voir quels coureurs de l’Armée vont arriver le couteau entre les dents, et quels autres ne seront qu’à 80%, à se dire “je n’ai rien à faire là, je devrais être chez les pros…”. Ils n’arriveront pas à passer outre. On va découvrir tout ça bientôt.

« JE LEUR DOIS BEAUCOUP »

Romain Le Roux est, à ce jour, le seul ex-militaire à avoir retrouvé un contrat chez les pros, et ce grâce à un financement participatif. Qu’en as-tu pensé ?
C’était une bonne idée. Il a osé le faire et surtout, il a eu la chance d’être bien entouré et épaulé dans cette démarche. Il a réussi, je suis franchement content pour lui. On ne peut pas être mécontent ou lui en vouloir. Pourquoi ?

N’est-on pas tenté de se dire : “pourquoi pas moi”
C’est de toute façon délicat dans le sens où si dix coureurs avaient fait la même chose, au final, personne n’aurait réussi ! Et puis, ce sont des choix personnels. Pour être honnête, on me l’a proposé mais je ne me voyais pas faire ça comme, je pense, une grosse partie de l’effectif. Je préfère redescendre chez les amateurs, et accepter mon sort et un nouveau défi. Ma réussite, je sais à qui je la dois, notamment à tous mes entraîneurs. Et ça me gênerait de “devoir quelque chose” à d’autres gens. Si j’avais eu le niveau pour rester pro, une équipe m’aurait appelé, comme ça s’est fait pour Yannis (Yssaad, chez Caja Rural, NDLR) par exemple. Il ne faut pas chercher midi à 14h.

Que t’aura apporté l’Armée pendant ces quatre dernières années ?
De la rigueur et du respect. L’Armée m’a permis d’ouvrir les yeux sur beaucoup de choses. Il faut se faire mal, il faut se battre quand c’est dur, sur le vélo et en dehors. Je leur dois beaucoup pour ça. Pour ce qui est de la vie de tous les jours, j’aurai appris qu’il ne faut jamais foncer, tête baissée ou partir totalement dans l’inconnue. Il faut avancer, bien sûr, mais toujours en maitrisant un minimum les éléments, en anticipant les éventuels soucis et en essayant de bien s’entourer. 

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