Interview : Jean-René Bernaudeau "J’ai une vision bien plus large du cyclisme que certains"

Interview : Jean-René Bernaudeau "J’ai une vision bien plus large du cyclisme que certains"

1975 : un passionné de vélo fonde un club amateur en Vendée, club dont l’esprit subsiste encore aujourd’hui grâce un de ces liens invisible qui unissent les générations dans le temps. Cet homme, c’est Henri Vincendeau, fondateur des magasins U, et qualifié volontiers de « père spirituel » par Jean-René Bernaudeau. Il a ouvert les portes du cyclisme amateur au natif de Saint-Maurice-le-Girard pendant 3 ans avant que ce dernier ne parte chez Renault-Gitane tutoyer les cimes des classements généraux sur le Tour. Bernaudeau n’a jamais oublié Vincendeau. Et c’est une fois sa carrière achevée à 32 ans, en 1988, que 3 années plus tard, va naître sous sa coupelle le Vendée U.

 

« Le Vendée U : redonner ses lettres de noblesse à ce sport »

C’est bien loin des fastes et des paillettes d’une époque qui voit prendre corps peu à peu un nouveau cyclisme qui fera disparaître cette “insouciance” si chère au regretté Laurent Fignon, que Bernaudeau fonde sa structure Vendée U : « j'ai créé une équipe amateur dans le même esprit que celle qui m'a permis de réussir pour 11 ans auparavant, en souvenir de monsieur Vincendeau. J’ai voulu permettre aux jeunes de pouvoir aller au bout de leurs rêves ». Mais au-delà de recopier un modèle vieux de 10 ans, le vendéen propose un projet novateur, qui fait école aujourd’hui : « Avec Richard Tremblay, un de mes anciens adversaires, nous avons lancé un sport étude ». Cette aventure c’est avant tout une le fruit d’un investissement personnel et d’une gratitude vis à vis du cyclisme et de son histoire : « Avec ce projet basé sur l'éthique, je voulais redonner ses lettres de noblesse à ce sport qui m'avait tout donné. C'était le moment de restituer ce que j'avais eu ».

Cet engagement de la part de l’ancien coureur de Cyrille Guimard, ce sera avant tout une histoire bénévole. En effet, Jean René Bernaudeau mène en parallèle une reconversion réussie dans le monde de l’entreprise où il fonde dans les années 90 une petite chaîne de magasins de sport. Après une année passée à se jauger en tant que dirigeant de structure sportive, il accepte enfin l’aide financière généreuse proposée initialement par le président du conseil départemental de la Vendée d’alors, Philippe de Villiers : « J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie. J'ai rencontré des gens qui m'ont construit et qui avaient pignon sur rue. J'ai beaucoup de respect pour Philippe de Villiers qui en 1991 m'avait dit : “La Vendée se souviendra de ce que tu lui as donné, va au bout de tes idées”.  Je n'ai pas accepté qu'il me donne autant que ce qu’il voulait la première année mais la deuxième année, je lui ai dit : “ Philippe on va être numéro 1 rapidement, on va foncer”. Et le Conseil départemental m’a tout de suite soutenu ».

Les succès s'enchaînent tandis que la méthode porte progressivement ses fruits. Des coureurs comme Nicolas Jalabert ou bien encore Pascal Déramé franchissent le Rubicon du professionnalisme, et d’autres les suivent. Mais cette époque commence à souffrir d’un fléau qui rampe autour des années 90. Il jette un voile obscur sur les performances qui deviennent tout à coup extraordinaires. Pire que ça, l'extraordinaire devient l’ordinaire, les lieutenants d’avant deviennent à 32 ans passés de redoutables vainqueurs de Tour et les records tombent plus souvent qu'à leur tour. Le fracas des révélations de l’affaire Festina, les gardes à vues, les scandales, la tricherie dévoilée aux yeux de tous ne sont que des caches misère d’une pratique devenue norme. Et si le peloton professionnel a plongé cœur et âme dans les affres du dopage, le monde amateur ne semble guère épargné...Le découragement guette l’ancien professionnel de Peugeot quand une entreprise, défunte aujourd'hui, Bonjour, vient lui proposer un contrat de sponsoring : « ils sont venus taper à notre porte, parce que l'étude de notoriété était très bonne et la Fédération avait été assez sympa pour leur dire : “Y a un type en Vendée, allez le voir”. Quand je les ai rencontrés, le courant est bien passé. J'avais des valeurs qui leur convenaient. Ça a éliminé tous les obstacles que le vélo incarnait à l'époque, du fait de l'affaire Festina ». Une belle aventure, mais éphémère, l’entreprise met la clef sous la porte 2 ans plus tard.

 

« Je ne prends pas de palmarès, je prends des gens »

C’est Jean Fillon fondateur de Brioche la Boulangère, qui va sauver l’équipe. Une belle histoire d’homme encore une fois, locale qui plus est : « Jean Fillon, c'était un ami, je le connaissais bien, il était boulanger à l'origine dans mon village. Même après, on est resté très proche ». Brioche la Boulangère c’est l’éclosion de Thomas Voeckler, l’épopée du maillot jaune de 2004, le maillot de champion de France de Didier Rous. Une histoire malgré tout de courte durée elle aussi : « Au bout d'un moment le marché s’est mis à stagner et le sponsoring s'est arrêté car l'entreprise avait investi une grande partie de leur budget et ne pouvait plus aller au-delà ». C’est pendant cette période que le sponsor va imposer un coureur au manager sportif en tentant un sacré coup sportif. Ce sera d’ailleurs la seule et unique fois où pareille opération sera imposée à Bernaudeau qui gardera par la suite l’entière jouissance du recrutement à sa main : « Hormis ce coureur, je n’ai jamais pris de cycliste que je n'avais pas envie de prendre Je ne prends pas de palmarès, je prends des gens qui rentrent dans l'esprit de l’équipe ». Il s’agira là de la plus grande star internationale qui aura intégré l’équipe à ce jour.

Cet homme est espagnol, présent sur le podium du Tour de France en 2001, 2002 et 2003. Pourtant entre Joseba Beloki, puisque c’est de lui qu’il s’agit, et l’ancien capitaine de route de l’équipe Fagor, l'idylle va tourner court, si tant est qu’elle ait seulement débutée ne serait-ce qu’une seule journée. Une divergence d’ordre médicale : « Son côté asthmatique, pour moi, ça passait pas. Avec un staff médical hyper strict, on a donc refusé de valider qu'il était asthmatique et il est parti de lui-même ».  Il faut préciser que dans les années 90-2000 les asthmatiques fleurissaient dans le peloton jetant une certaine suspicion sur la véracité des pathologies déclarées, les traitements contre cette maladie permettant d’accéder librement à certaines substances identifiées comme dopantes.

A Bouygues/Bbox va succéder l’équipe Europcar, ainsi que celle du team Direct Energie. Des périodes compliquées, qui verront plusieurs fois l’équipe professionnelle funambuler au-dessus du gouffre du trépas. Une centaine de salariés pendus à la signature d’un stylo qui tardera tant à faire son lit sur le papier, fruit de centaines d’heures de démarchages et d’âpres négociations avec parfois des patrons de CAC 40. A chaque fois, l’équipe sera sauvée, parfois in-extremis car hors de question d’accepter une proposition indécente : « Je mets la barre assez haute pour que le standing puisse être respecté. Je n’accepte pas les budgets au rabais ». Au fil de ses multiples échanges avec l’élite entrepreneuriale du pays, Bernaudeau se forge une conviction : Le cyclisme paie encore le prix lourd de ses frasques passées et de son immobilisme : « J'ai vite compris que le cyclisme avait beaucoup de valeur pour le sponsoring Mais bien peu de crédit. Et aujourd'hui à travers mes relations je suis sûr que si mon sport devenait un petit peu plus attractif et plus crédible, il ne serait pas où il en est aujourd'hui ». Cela étant, c’est aussi une vision du cyclisme et de ses valeurs que défend le vendéen, vision qu’il n’est pas prêt à sacrifier sur l’autel du cyclisme professionnel, dont il a du mal à cacher le mépris qu’il peut parfois éprouver à son encontre : « Aujourd'hui on me doublerait mon budget que je le refuserai. Mon budget actuel me permet de développer mon projet et je préfère ça, plutôt qu'aller embaucher ou comme il se dit dans certains sports “acheter”. Je ne suis pas du tout dans ce trip là. J’ai une vision bien plus large du cyclisme que celle de certains qui vivent avec le petit milieu des agents. Je prends bien plus de plaisir à passer du temps avec mes amateurs du Vendée U qu’à côtoyer ce milieu-là ».

 

« Ce n’est pas un milieu qui me manquera le jour où je partirai, ça c'est sûr ! »

Est-ce ainsi par dégoût de ce milieu que Bernaudeau ne considère pas l’élite du cyclisme, ce fameux World-Tour comme une obligation, un passage obligé ? Lorsque l’on évoque avec lui le sujet, le ton se fait affirmatif : il n’en veut pas : « le World Tour n'est économiquement pas viable et il m’importe peu. Moi ce qui m'importe, c'est que les coureurs gagnent des courses ». Quand bien même le sésame lui ouvrirait les portes des 3 grands Tours, qui peuvent faire défaut aux ambitions de certains ? « Le World Tour, on dit toujours qu’on est automatiquement invité. Mais on oublie de dire qu’il y a également une obligation de participation. Il y a des courses françaises aujourd'hui en difficulté et je préfère que mes coureurs soient dans des courses où il y a derrière des bénévoles. Ce sont eux qui font le cyclisme. Quand on voit le Championnat du Monde au Qatar je ne pense pas que ce soit le meilleur exemple que l’on puisse montrer du vélo ». Il n’est dès lors pas étonnant de trouver le manager vent debout contre le collectif Velon, promoteur d’un cyclisme plus business, et porteur d’un projet de ligue fermée entres équipe professionnelle : « Velon ? Ils ne sont pas venus me voir, et de toute façon, je suis anti business concernant le sport. Le sport doit toujours être prioritaire à l’argent. J’en ai une très haute opinion avec la jeunesse et l'éducation pour priorité ».

Plutôt que de franchir le Rubicon d’un cyclisme jugé “moderne” par certains, Bernaudeau va innover à sa façon. Il crée au sein des années 2000 une petite révolution au sein du peloton, révolution qui va ouvrir la porte à un cyclisme plus ouvert sur le monde actuel. En 2011, Yohann Gène est le premier cycliste noir à participer au Tour de France. Dans le même esprit d’ouverture, il est l’un des rares managers du vieux continent à s'intéresser au continent émergeant, l’Afrique : « Ce continent je le connais et je l'aime bien. Je suis le seul manager à être tous les ans à la Tropicale pour en voir l'évolution. Si je peux donner dans ma carrière un petit coup de pouce... C'est ma volonté d'aider le cyclisme et de lui redonner un peu de noblesse ». Anticonformiste, l’actuel manager du Team Direct Energie ? Il faut dire que le cyclisme actuel, fait de business, de Velon, ce n’est pas forcément sa panacée : « C'est un sport qui vit dans sa culture, à l'ancienne, et qui a du mal à ouvrir les yeux sur le monde. Ce n'est pas un milieu dans lequel je m'épanouis. Je m'épanouis bien plus avec mon équipe. Et ce n’est pas un milieu qui me manquera le jour où je partirai, ça c'est sûr ! »

 

« Voeckler : Quelqu'un qui est très droit et surtout brillant »

Plutôt que l’argent des nouvelles technologies, mieux vaut privilégier ses valeurs et les promouvoir, quitte à s’isoler de la masse et d’en subir dès lors les quolibets. C’est sans doute cela qui rapproche tant Bernaudeau de son protégé de toujours Thomas Voeckler, et qui fait que l’on peine à envisager l’un sans l’autre. Dans le tumulte des années Armstrong (« des années à oublier, ça c’est sûr »), emporté par les flots rugissant et sanguinolents des scandales incessants, il fallait un symbole pour se raccrocher aux branches des illusions presque perdues. Pour le vendéen, ce sera Thomas : « Thomas Voeckler je le connais parfaitement. Il a une haute estime de son sport, c'est un amoureux de l'histoire du cyclisme, quelqu’un de profondément respectueux par rapport à ses parents, ses grands-parents. Quelqu'un qui est très droit et surtout brillant ». Un coureur pourtant qui divise au sein du peloton, lui qui déclarait à Lequipe n’être apprécié que par 10% des coureurs, alors que pourtant cycliste le plus populaire chez les français, toujours devant Bardet ou bien encore Pinot. Bien qu’il ne le dise pas à mot ouvert, cette situation est dur à accepter pour l’ancien protégé de Guimard : « Ma grande fierté, c'est quand il fait les championnats du monde, il y a quelques temps. Là, Bardet et Pinot ont dit : ”Voeckler on ne pensait pas que c'était ça !”... Là ils ont compris !  C’est le plus bel hommage que j'ai pu avoir, ce témoignage de Bardet et Pinot... Ceux qui ne le connaissent pas le critiquent et pour ceux qui le connaissent, c'est le plus grand professionnel qu'ils aient pu rencontrer. C'est la science de la course et il donne tout ce qu'il a pour l'équipe. Finalement, ce n'est pas très important pour moi, les critiques qui viennent de ce petit milieu qui devrait être un peu plus exemplaire ».

Et comment ne pas parler du maillot jaune à l’évocation du nom de Thomas Voeckler ? C’est cette épreuve qui fit l'avènement de l’alsacien et constitua les bases de sa renommée. Comment ne pas évoquer cette épopée de 2011, ce maillot conservé presque jusqu’à l’ultime journée, ce duo qu’il forma avec Pierre Rolland, l’émotion que cette épreuve procura aux français enfin réconciliés avec ses coureurs, vibrant aux exploits de “Ti-Blanc” sur le Galibier. Sauf que s’il fallait choisir un Tour, ce ne serait pas celui-ci que le manager de Direct Energie retiendrait mais le premier : « Le maillot jaune qui m'a le plus marqué c’est 2004 avec Thomas. Et plus précisément l’étape de la montée du Plateau de Beille. Il garde le maillot pour 10 secondes, et tout le monde pleure de joie à l'arrivée. Un record d’audience grâce à Thomas Voeckler, à un moment où les Français commençait à être dégoûtés du vélo. Ces larmes de joie, personne ne peut se les payer, elles n'ont pas de prix ! Pleurer autant de joie je ne pense pas que ça puisse arriver souvent dans une vie ».

Pourtant l'histoire va s’achever bientôt. Dans moins de 2 mois, si les Dieux du cyclisme lui demeurent favorables, sur la plus belle avenue du monde. Pas de critérium juteux et de tournée d’adieux. Non juste un dernier au-revoir à la course qui l’a faite roi : « Cette belle histoire on va la terminer sur les Champs-Élysées Le Tour de France m’a fabriqué moi et il a fait de Thomas une star. Je trouve que c'est très élégant par rapport au respect du vélo et de l'histoire du Tour de France de finir ainsi, ça lui ressemble bien. Son épanouissement, plutôt que l’argent, c'est sa famille, ses enfants. Il va avoir un troisième bientôt... je ne me fais pas de souci pour Thomas. C’est quelqu'un de brillant et j'aimerais que beaucoup s’en inspirent ». Une véritable déclaration d’amour qui fera éclore sans doute quelques larmes lorsque le soleil s’assoupira et dans un soupir teinté d’orange, se couchera lentement contre l’arc de Triomphe en juillet prochain. Il laissera alors pour testament cette culture de la gagne, marque de fabrique de l’alsacien : « c'est l'héritage qu'il nous laissera ».

 

« Lilian au niveau mental, c’est quelqu'un d'exceptionnel »

Le Vendée U a bien fleuri depuis voilà quelques 25 années. La rose a éclos mais n’a point perdu les plis de sa robe pourprée, et si l’une de ses plus belles pétales se prépare à quitter le sépale, d’autres s'apprêtent à prendre le relais. Comment ne pas penser à Lilian Calmejane par exemple, dont le style, le panache et la réussite flamboyante semblent tout droit inspirés de Thomas Voeckler : « Lilian, personne ne savait qui il était il y a un an. Je ne sais pas au niveau talent jusqu’où on peut le situer mais ce que je sais, c’est qu’au niveau mental, c’est quelqu'un d'exceptionnel ». Voilà ce qu’est le cyclisme pour Jean René Bernaudeau : tout est question de promotion, de développement et d’éducation. Un sacerdoce qui va au-delà du simple fait sportif : « Promouvoir, ça donne de l'émotion et c’est vraiment une joie qui ne s'achète pas. Le sport de haut niveau doit être porteur de valeurs. Aujourd'hui, la société est en difficulté et le sport doit être un rempart pour celle-ci, rempart basée sur l'éducation. Je vis ma passion à travers tous ces jeunes ». Des jeunes encadrés par toute une équipe, un staff, des fonctions supports. Des “collaborateurs” et non des employés, une mécanique familiale à cent lieues des grosses structures des équipes du World Tour.

Ainsi, Le Vendée U, Direct Energie et Jean René Bernaudeau, sont la même facette d’une certaine vision du cyclisme et d’un projet basé avant tout sur l’humain et non le business. Bien entendu, l’anticonformisme fait le lit des critiques de certains qui posent sur lui un regard tantôt condescendant, tantôt hargneux. L’équipe, et le personnage de Bernaudeau agacent et certaines positions passent mal : « Les équipes qui ne sont pas dans MPCC et qui sont dans Velon, on se donne rendez-vous dans quelques années... Mais je ne les envie pas, je fais ma vie à ma façon et l'émotion que me procure l'équipe est bien plus forte que tout le reste ».

De toute façon, Il est finit le temps où Jean René Bernaudeau écumait les routes derrière le peloton. Cette tâche est désormais déléguée à d’autres avec pleine et entière confiance. Quand à lui : « J'ai d’autres choses à faire. Voir le monde qui bouge ».

 

Propos recueillis par Bertrand Guyot

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