Eddy, vous venez fêter vos 70 ans au Mont Ventoux. Quel en est votre premier souvenir ?
Mon premier souvenir, c’est en 1970 sur l’étape du Tour qui arrivait au sommet du Ventoux. C’est là que j’ai fait sa connaissance. Je l’avais déjà monté sur Paris-Nice, mais seulement par Sault. C’est un col tout à fait spécial du fait qu’une fois arrivé au Chalet Reynard, il n’y a plus de végétation. Le soleil tape sur les pierres et on voit les effets de la chaleur sur l’asphalte et sur les coureurs.

Le Tour de France 1969 est-il le meilleur souvenir que vous conservez de votre carrière ?
Certainement. Je le gagne avec près de 18 minutes d’avance. C’est un rêve d’enfant qui se réalise. Quand j’étais gamin, j’écoutais le Tour de France à la radio et j’espérais qu’un Belge gagnait. Trente ans après la dernière victoire belge, j’ai eu la chance de le gagner.

Et s’il ne fallait retenir qu’un exploit de votre carrière, quel serait-il ?
Je pense que Luchon-Mourenx sur le Tour 1969, c’est quelque chose de spécial. Faire une échappée de 140 kilomètres avec le maillot jaune sur les épaules, c’est encore plus impressionnant que ce que j’ai pu faire sur le Tour des Flandres 1969 ou sur Paris-Roubaix 1970. Ce sont de grands exploits également. Mais là, c’était presque de l’inconscience.

Avec le recul, c’est ce que vous diriez aujourd’hui, que c’était de l’inconscience ?
Vous savez, j’y suis allé à l’intuition. Quand j’ai fait le Grand Prix de la Montagne, ce n’était pas pour partir. Puis j’ai fait la descente du Tourmalet sans rouler à bloc. Je suis arrivé en bas avec une minute d’avance. J’ai demandé à mon directeur sportif ce que je devais faire, il m’a dit de continuer. J’ai roulé, non pas pour creuser l’écart, mais j’ai toujours gagné du terrain. Et je suis arrivé avec près de 8 minutes d’avance sur le deuxième.

Ce genre d’exploit paraît impossible aujourd’hui avec un cyclisme nettement plus tactique qu’à votre époque.
Oui, c’est beaucoup plus tactique, beaucoup plus programmé. De notre temps, on courait de février à octobre. Aujourd’hui, il y a des coureurs de début de saison, des coureurs de classiques, et des coureurs de courses par étapes. Pour ma part, je suis un peu malheureux, car dans d’autres sports comme le tennis, les grands champions sont toujours présents sur les grands tournois. Ça pourrait être la même chose en cyclisme. Je suis d’accord pour dire que c’est un sport difficile, mais tous ces grands noms devraient être présents sur ces épreuves.

Les oreillettes ne sont-elles pas les grandes responsables de ces courses aseptisées ?
Les oreillettes c’est un bien pour la sécurité, mais d’un autre côté, on sait tout de suite qui est dans les échappées. Les directeurs sportifs peuvent demander à leur coureur de ne pas rouler. Avant, on courrait beaucoup plus à l’intuition.

Vous avez remporté grosso modo 30 % des courses que vous avez disputées. Un tel ratio peut-il être encore possible aujourd’hui ?
Je ne suis pas quelqu’un d’une autre planète ! Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas possible. Tout est une question de motivation. Vous savez, dans d’autres sports aussi, il existe des athlètes qui gagnent continuellement. Pourquoi ça ne serait pas possible dans le vélo ?

La concurrence que vous avez affrontée était pourtant très dense. Quel est l’adversaire que vous redoutiez le plus ?
Sur les classiques, il y en avait pas mal que je redoutais ! Les De Vlaeminck, les Godefroot, et tous les coureurs belges de façon générale. Il y a bien sûr eu Bernard Hinault sur ma fin de carrière. Sur les Grands Tours, je dirais Gimondi, Ocana puis Thévenet et Poulidor.

Vous les classerez dans cet ordre avec Felice Gimondi d’abord ?
Oui je mettrais Gimondi en premier pour la longévité de sa carrière. Ocana était peut-être plus impressionnant, mais il avait des hauts et des bas. En tout cas, ce sont tous des champions.

Y a-t-il une autre période lors de laquelle vous auriez aimé courir ?
Non, pas spécialement. Je suis content de ma génération. Il y avait de grands champions qui courraient de février à octobre et qui avaient la passion du vélo. J’aurais des difficultés à m’adapter aujourd’hui en me préparant pour une ou deux courses.

Aujourd’hui, dans quel coureur vous reconnaissez-vous le plus ?
C’est difficile à dire puisqu’aucun coureur ne fait à la fois les classiques et les Grands Tours. Kristoff et Degenkolb sont très forts sur les classiques. Contador, Quintana, Nibali, Pinot, Bardet le sont sur les Grands Tours. Fabio Aru a été impressionnant sur le Tour d’Italie. Mais Contador est très certainement pour moi le numéro un.

En lui ajoutant le Tour 2010 et le Giro 2011 qui lui ont été enlevés, Alberto Contador a remporté neuf Grands Tours, soit deux de moins que vous. Peut-il vous égaler ou vous dépasser ?
Pourquoi pas ? Les records sont faits pour être battus. Bradley Wiggins l’a montré avec le record de l’Heure début juin. J’espère qu’Alberto Contador gagnera le Tour cette année. Il montrera qu’il est possible de gagner le Giro et le Tour dans la même année. Il a, je pense, 50 % de chances de faire le doublé.

En parlant du record de l’Heure, vous l’aviez battu en altitude en 1972. Seul Thomas Dekker s’y est essayé depuis que le record a été relancé. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de coureurs qui prennent ce paramètre en compte ?
Il n’y a pas de piste couverte et auparavant, il y avait un record sur piste ouverte et un record sur piste fermée. Il est bien plus facile de programmer un record sur piste couverte, car on ne doit pas prendre en compte les conditions atmosphériques. Sur une piste ouverte, il faut faire très attention à cela. Le règlement est aujourd’hui bien fait. On peut utiliser le même matériel que sur un contre-la-montre. Cela rend le record de l’heure intéressant. Aujourd’hui, avec un Bradley Wiggins proche des 55 kilomètres, il ne va pas y avoir de candidat avant quelques années. Tôt ou tard, je pense qu’il sera battu.

Par un coureur en activité ?
Aujourd’hui, c’est difficile à dire. Bradley Wiggins est quand même un super champion. Je pense que Tony Martin est apte à s’attaquer au record. Fabian Cancellara l’est également. On peut aussi penser qu’un coureur va surgir et devenir lui aussi un super champion.

Vous parliez de l’évolution du matériel en plus de cinquante ans de pratique, vous avez connu de nombreuses évolutions. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ?
En premier lieu, les pédales automatiques et ensuite, les changements de vitesse au niveau des poignées de frein. Cela permet de changer tout en étant debout sur les pédales. Ce sont pour moi les deux grandes améliorations.

Propos recueillis à Malaucène le 19 juin 2015.